Entretiens

Des enfants et des livres: rencontre avec une libraire


Reportage de Marion Durand et Danielle Monneron, paru dans le supplément Parents du Pomme d’api n°162, août 1979.
Photos de Jérôme Tisné.



Au moment où le public, désorienté devant une production de livres de plus en plus importante et anarchique, a de plus en plus besoin d'être aidé et conseillé dans son choix, nous avons eu envie de demander à une libraire spécialisée, comment elle conçoit son travail de médiation entre les livres et les enfants, et aussi leurs parents. Comment ce travail est organisé concrètement pour être à la fois efficace et rentable. Pomme d'Api a rendu visite à Véronique Lory, qui est directrice depuis plusieurs années d'une grande librairie spécialisée pour enfants dans le 6e arrondissement de Paris.

Photo Jérôme Tisné
Photo Jérôme Tisné
Quel a été votre itinéraire professionnel avant d'arriver à Chantelivre ? Qu'est-ce qui vous a a menée à vous intéresser au livre pour enfants ?

J'ai eu, dans les années 50, une expérience de librairie générale
en province à Caen. A cette époque, l'importance des premières
années de la vie et de la petite enfance n'était pas reconnue,
ou connue, comme aujourd'hui. Or, il se trouve que pour des raisons
familiales, j'ai eu des contacts étroits avec une école maternelle
publique où se pratiquait un travail de recherche pédagogique
très vivant et très ouvert. C'est ainsi, par l'école, que je me suis
intéressée directement aux livres et aux jeux pour enfants :
j' essayais de chercher et de proposer du matériel et des livres
capables d'aider les petits enfants à découvrir le monde, sa beauté
comme ses problèmes et à devenir des êtres libres et épanouis.
Mon travail de choix était alors intuitif, lié à ce que j'observais
moi-même des petits enfants dans mon entourage et, comme
je le disais, à mes rapports avec une expérience pédagogique.
Ce que je retiens de ces années, c'est la possibilité qu'il y avait d'établir
avec les clients des liens individuels, et dans un travail de libraire,
c'est très important. Puis, nous avons quitté la province et sommes
revenus à Paris où se situe le 2e volet, totalement différent, de mon
expérience de libraire : je réfléchissais depuis quelques années
à la manière dont on pourrait implanter un rayon de librairie spécialisée
dans le contexte d'un grand magasin. Vous savez qu'il y a grand
nombre de gens qui n'entreront jamais dans une librairie (pour des
raisons socio-culturelles que je ne développerai pas, ils se sentent
interdits de séjour dans cet endroit qui leur semble réservé aux
initiés privilégiés de la culture).
Or, ces mêmes gens entrent dans les grands magasins : déjà
il y a une barrière franchie et ils voient les livres. C'est donc dans
l'idée de mettre des livres à la disposition du plus grand nombre
que j'ai eu envie d 'organiser ce rayon spécialisé.
Mais je ne connaissais rien aux grands magasins, j'ai fait un stage
au Bon Marché (pour le compte d'un éditeur) et j'ai découvert
la réalité de cet univers. Je peux vous dire que c'est une expérience
qui m'a beaucoup appris. En 1970, la direction du Bon Marché,
intéressée par un rayon spécialisé pour les enfants, m'a demandé
de faire un projet qui pourrait couvrir 400 m2 de magasin. C'est ainsi
que sont nés les 3 Hiboux (qui étaient 4 !) : livres, disques,
jeux éducatifs, travaux manuels. Malgré beaucoup de scepticisme,
les ventes de fin d'année sont montées en flèche et sur le plan
commercial, le rayon spécialisé a connu un total succès.
Il était donc prouvé qu'il est possible de réaliser un chiffre d'affaires
important avec des livres, des jeux et des disques pour enfants
en ne vendant pas n'importe quoi mais au contraire des articles
sélectionnés par un choix rigoureux.
Je n'ai pas besoin de vous dire que mon travail de sélection
n'a pas été du goût de tous les éditeurs qui me voyaient alors refuser
des choses médiocres de leur production. J'avais constitué un plan
de vente et un fichier sur lequel je répertoriais les fournisseurs
souvent étrangers ou marginaux pour atteindre le meilleur
rapport qualité-prix. L'éventail de public qui fréquentait le rayon
était très large et varié. Le public potentiel dans un grand magasin
est très vaste, c'est ce qui fait en partie l'intérêt de cette implantation
si l'on pense, comme moi, que mettre en contact des personnes
avec des livres, c'est faire un acte de culture.
Pour des raisons internes à ce grand magasin, j'ai laissé l'expérience
se poursuivre sans moi.

Photo Jérôme Tisné
Photo Jérôme Tisné
Mais vous n'avez pas renoncé au métier de libraire pour enfants et même vous ne vous êtes pas beaucoup éloignée géographiquement!
En effet, j'ai créé ensuite une librairie spécialisée pour les jeunes
rue de Sèvres, dans le même quartier. La librairie est ouverte
neuf heures par jour, 6 jours par semaine, ce qui représente un horaire
très lourd, d'autant plus que, vous l'imaginez, il n'y a pas que la vente
mais tout le travail qui se fait «en coulisses» : les achats, c'est-à-dire
l'approvisionnement, la gestion, etc.
La première chose que je voudrais dire c'est que la vie de cette librairie
est un travail d'équipe à tous les niveaux ; nous sommes 12 pour
l'achat, la vente, la gestion. Avant l'achat, se situe l'option difficile,
c'est-à-dire le choix. Ce choix nous le faisons depuis longtemps
en travaillant avec d'autres spécialistes du livre, en particulier
des bibliothécaires pour enfants et des éducateurs. Cela demande
un énorme effort de lecture et de confrontation. Être sélectif,
c'est aussi présenter les livres d'une manière un peu différente.
Vous l'avez vu, nos livres ne sont pas classés par éditeurs mais
par genres, comme dans les bibliothèques (livres d'images,
poésies, contes, romans, documentaires, BD, etc.). D'où également
l'importance et le soin accordés aux vitrines. Cela aide à donner
au livre sa vraie place ; ça nous aide à ré-pondre à une vraie
demande du client (un livre qui ... que ... pour un enfant qui aime ... )
et non à une fausse demande « de marque » : je veux un x, y, z.
(x, y, z étant des éditeurs qui ont une image de marque bien établie.)

Photo Jérôme Tisné
Photo Jérôme Tisné
Toute la surface de la librairie n'est pas consacrée au livre ou du moins à la vente ?
C'est vrai que nous avons fait le choix de libérer de la vente
un certain espace de la librairie ; nous souhaitons qu'il soit pour
les enfants un lieu d'accueil où ils puis-sent s'asseoir et regarde
les images, lire, ou dessiner librement. Nous l'avons donc aménagé
avec des coussins, une bibliothèque, et souhaitons préserver ce coin,
le garder calme et offert comme la possibilité d'un lieu privilégié
où tombe la barrière entre le désir du livre et l'accès au livre.
Les clients de la librairie viennent-ils uniquement du quartier ?
Pas du tout, nous avons une très importante proportion de clientèle
de banlieue (surtout le samedi). Nous regardons souvent
les adresses sur les chèques et sommes étonnés du petit nombre
de vrais parisiens en regard des habitants de banlieue et même
des provinciaux. Des papas et des mamans de passage à Paris,
souvent pour des raisons professionnelles, font une halte à la librairie
pour regarder les livres et en rapporter à leurs enfants.
Les enfants ne sont sans doute pas souvent les clients directs mais au 2e degré, ils sont bien sûr votre vrai public. Avez-vous des activités avec eux du genre « animation»?
C'est un problème difficile pour nous. Les parents utilisent tellement
souvent ce type d'activité comme garderie... nous avons donc
renoncé à des ateliers systématiques animés par l'un ou l'autre
d'entre nous. Nous concevons maintenant l'animation comme
la mise en contact réelle des enfants avec une personne extérieure
et nous souhaitons que ce soit une fête : nous avons ainsi fait
des fêtes avec Jacques Douai, Max Rougier, Henri Dès,
Agnès Rosenstiehl et Béatrice Tanaka qui a fait des masques
avec les enfants.
Ceux qui achètent sont donc des adultes car ce sont eux qui ont l'autonomie financière... Des parents ? Des enseignants ?
Les deux, mais la demande n'est pas exactement la même
et nous pose des problèmes différents. Souvent les parents
tentent d'échapper au rapport direct avec le livre, ils nous
délèguent leur pouvoir de choix ; ils attendent finalement qu'on
leur trouve le « livre-recette » en réponse à un problème, ou
un livre « universel » qui serait aussi une sorte de remède
magique très large.
Pourtant je reste convaincue que c'est là une fausse démarche,
puisque choisir c'est s'engager.
Souvent il n'y a pas une seule bon-ne réponse à une demande,
mais plusieurs livres possibles.
On peut choisir l'un d'eux en fonction de l'enfant mais aussi
de ce que l'on est soi-même.
Et votre rayon de livres pour adultes ?
Il comporte des études sur l'enfant, des livres sur les relations
et les problèmes parents, éducateurs, enfants.
C'est là aussi que nous rangeons les livres d'images difficiles,
souvent d'avant-garde, afin d'inciter les adultes à réfléchir dessus
avant de les regarder avec les enfants, car il nous semble important
que les adultes jouent bien là leur rôle de médiateur entre le livre et l'enfant.

Photo Jérôme Tisné
Photo Jérôme Tisné
Les parents viennent-ils à vous dans ce rayon avec des questions précises?
Précises, peut-être pas toujours, mais souvent difficiles à formuler,
souvent dites tout bas.
Ces questions, et cela n'a rien d'étonnant, sont souvent en rapport
avec les grands problèmes : la vie, la mort, le sexe, le bonheur, la religion...
Devant la nécessité de parler avec leurs enfants, des parents se trouvent
parfois démunis et attendent sans doute de trouver dans ces livres à la fois
une clarification et une formulation de ce qu'ils ressentent.
On connait l'importance grandissante du nombre de livres sur l'éducation, les avez-vous tous ?
Bien sûr que non : ils envahiraient la librairie !
En outre, nous ressentons le besoin d'opérer là aussi une sélection.
Nous respectons bien sûr d'autres opinions que la nôtre, mais notre
critère est ici l'exigence de la pensée et le refus d'ouvrages sectaires
et rétrogrades.
Et les enseignants ?
Parents et enseignants ont vis-à-vis du livre une attitude qui se rejoint
dans une préoccupation d'utilité: pour eux, la lecture doit épauler
le travail scolaire et aider à rattraper un handicap socio-culturel, le livre
est alors un outil de promotion sociale.
Et cette attitude est finalement dangereusement réductrice, le livre
n'est plus que fonctionnel…
où passent le plaisir et la gratuité de toute démarche esthétique ?
Ce qui ne veut pas dire que tout livre documentaire en soit dépourvu.
Pour dépasser cette démarche purement utilitaire, nous nous efforçons
de diffuser au maximum les sélections de la « Joie par les livres ».
Les petits dépliants qui proposent plusieurs fois par an des choix de
nouveautés ou des regroupements par thèmes sont distribués gratuitement
à tous nos jeunes lecteurs et à leurs parents.
C'est marquer lïmportance que nous leur donnons car nous les achetons,
et nous ne manquons pas de prospectus d'éditeurs plus luxueux...
et sans frais !
Ces sélections auxquelles je participe sont établies dans une totale
indépendance commerciale et idéologique.
Elles présentent en quelques mots, dans un langage lisible par les enfants,
les ouvrages retenus.
Les libraires pour enfants travaillent-ils entre eux ou chacun bricole-t-il dans son coin ?
Actuellement il y a peu de réel travail en commun mais nous avons
en projet de nous mettre d'accord sur une sélection collective minimum.
Il va sans dire que le reste du fonds de la librairie serait en libre choix
pour chaque libraire… nous espérons vivement que cela se fera
dans les années qui viennent.
Comment sont formées vos collaboratrices ?
Il y a une partie de formation commune à l'ensemble du métier.
Cette formation est fort bien dispensée par l'organisme de formation
permanente, l'ASFODELP. patronnée par les organisations de libraires.
En ce qui concerne la spécialisation proprement dite, j'ai toujours préfér
aux candidates cousues de diplômes, celles qui, ayant une formation
de base plus simple, abordaient leur tâche avec pour motivation principale,
à la fois l’enfant et le livre.
C'est dire que dans la majorité des cas la formation spécialisée se pratique
sur le tas, dans la librairie même.

Photo Jérôme Tisné
Photo Jérôme Tisné
S'il vous fallait conclure sur votre métier ?
Je dirais en premier lieu que c'est un métier dur et fatigant comme tous
les métiers de commerce, car c'est est bien un !
Il faut savoir vendre et aimer vendre les livres (nous ne sommes pas bibliothécaires).
Nous sommes dans une démarche où l'argent joue son rôle et non
dans un rapport idéaliste à la culture.
Savoir répondre à une attente véritable est une récompense qui justifie
tout le reste.
Vous dites métier dur et fatigant, mais attachant ! Vous donnez l'impression de le faire avec passion. Parleriez-vous différemment de livres pour adultes ?
Oui et non, parce que s'il n'est pas vrai que tous les bons livres pour
adultes sont accessibles aux enfants, il devrait être vrai qu'un bon livre
pour enfants est... un bon livre pour tous, capable de donner à celui
qui y entre, adulte ou enfant, un véritable plaisir de lecture et
une véritable émotion.
D'ailleurs, nous ne vendons bien ici, mes collaboratrices et moi, que
les livres à la lecture desquels nous avons pris plaisir.
Je pense de plus en plus que l'important n’est pas la quantité de livres
qu'on peut consommer, mais la nature de la rencontre qui s'opère entre
le lecteur et certains de ces livres, peut-être peu nombreux.
Et cela est vrai aussi, pour les enfants ! Si un enfant a la chance de rencontrer
4 ou 5 bon livres, de les aimer de s'en nourrir, on peut supposer qu'ils
auront apporté quelque chose d'important à la construction de sa personne
et de sa sensibilité, quel-que chose qui ne mourra pas, même quand l'enfance
se terminera, car je pense sincèrement que la littérature enfantine n'est
pas un ghetto mais un chemin pour les lectures de toute une vie.




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