Série spéciale

Cinq très bons albums publiés en 2018

— Tentative de tirer le meilleur des albums publiés en 2018




S’il ne fallait garder que cinq livres parus cette année, si l’on voulait bêtement tenter de faire tenir sur quelques centimètres d’étagère ce que l’industrie a produit de plus excitant en France en 2018:

Et puis, Icinori, Albin Michel

Il y a longtemps que Cligne Cligne magazine surveille ce qui peut sortir des mains d’Icinori et le moins que l’on puisse dire est que ces deux-là ont véritablement inventé et développé un style. Au point que l’on a vu leurs dessins de la presse à l’affiche, de Lyon à Séoul. Que le directeur artistique qui n’a jamais eu à feuilleter un dossier d’un.e jeune illustrateur.ice composé d’images en bleu et rouge me jette la première pierre.
Alors comment ces artisans de l’image allaient faire pour ne pas se prendre au piège de leur propre style, comme tant de leurs confrères, artistes à fans, condamnés à répéter infiniment les motifs qui leur ont fait rencontrer l’enthousiasme d’un public qui est aujourd’hui leur meilleur geôlier? Oui, comment?
C’est précisément ce que raconte ce livre sans texte: des personnages / outils s’efforcent, dans une forêt dense, pleine de couleur, de pousser, évacuer, sortir du cadre tous les éléments d’un décor bien connu pour faire advenir quelque chose d’inédit. Les dessins au trait remplacent petit à petit les larges zones encrées, les montagnes glissent, le paysage s’épure. C’est le moment de construire quelque chose de nouveau, de préparer un nouveau départ. Mais le plus important: tous les personnages qui, à des échelles différentes, peuplaient cet univers, font partie du voyage. Certains ont évolué, vécu des moments que l’on pourrait qualifier de transitoires, sur cette succession de doubles pages, mais au final, quand le train est prêt à partir, personne n’est oublié.
Car cette fin est bien sûr une invitation au voyage, à la découverte d’un ailleurs forcément prometteur, comme l’envisageait Clarisse à la fin de La Tempête de Florence Seyvos et Claude Ponti.
Et à force de lire et relire cet album me vient un sentiment de familliarité, le sentiment de n’être pas tout à fait étranger à ce voyage qui se prépare… et soudain l’évidence s’impose: ce livre est un préquel! Ce livre raconte (en plus de tout ce qui vient d’être dit) la genèse du train du Voyage à Poudrenville, écrit par Jean Joubert, illustré par Martine Bour, édité par François Ruy-Vidal en 1977. Ce train fantastique qu’un géant va aiguiller sous les montagnes pour un voyage des plus surréalistes est bien sûr le même que Raphaël Urwiller et Mayumi Otero inventent à la fin d’Et puis, et qu’ils aient lu ou non l’histoire qui les a précédés et qui succède à la leur n’a aucune importance: ce livre est une boucle, un lien, une ouverture et une promesse et les jeunes lecteurs qui auront la chance grandir avec ne s’y tromperont pas.
 
  • Et puis
  • Icinori
  • Albin Michel
  • 21,90 €

Le Jour où les ogres on cessé de manger des enfants, Coline Pierré et Loïc Froissart, Le Rouergue

Expert dans l’art de dessiner des corps toniques, qui d’autre que l’illustrateur Loïc Froissart pouvait s’attaquer à l’illustration de ce terrible texte de Coline Pierré? Des enfants, des ogres, voilà des physiques qu’il fallait mettre en scène en… mais arrêtons-nous un instant: ogres et enfants avons-nous dit? Oui, car il s’agit de raconter une histoire où les ogres élèvent, achètent et cuisinent des enfants. L’horreur. Donc reprenons: c’est bien tout l’art de l’illustrateur d’avoir su représenter toutes ces étapes sans rien cacher, mais sans rien montrer non plus. En réalité son travail joue tout le temps sur l’ambiguïté du dessin et arrive à être drôle tout du long.
Son traitement de la forme même des ogres, forcément volumineux, arrive à rendre les plus proche de baudruches comiques que de féroces carnivores. Car si les corps de Loïc Froissart sont toniques, ils sont aussi comiques. De la même manière, la représentation d’un enfant dans le caddie comme on la voit sur la couverture joue encore de l’ambiguïté: l’enfant comme… enfant ou comme objet à consommer? On peut enfin relever que les dits enfants semblent bien plus épanouis quand ils nourris par leur éleveur que quand, une fois la situation apaisée (car tout change, comme l’indique le titre), ils sont accueillis par leur maître d’école.
Bref, en plus d’un texte qui est très ouvert et évoque potentiellement des questionnements tout à fait contemporains sans rien montrer du doigt, le trait de Loïc Froissart apporte sa part d’un humour faussement naïf qui n’est pas sans rappeler le meilleur de Lionel Koechlin.
 
  • Le Jour où les ogres on cessé de manger des enfants
  • Coline Pierré & Loïc Froissart
  • Le Rouergue
  • 15, 50 €

Le Secret de Rosie, Maurice Sendak, MeMo

Mais quelle bonne idée de rééditer Rosie!
Cet album qui est le troisième écrit par Maurice Sendak, mais s’il fallait compter tous ceux qu’il a déjà illustrés dans les années 1950… Précisément, avoir fait ses classes aussi longtemps auprès des meilleurs (Ruth Krauss et Crockett Johnson, notamment) lui a permis de laisser mûrir un talent de narrateur ici à l’œuvre.
Encore inscrit dans un contexte urbain réaliste et proche de celui de sa propre enfance, Rosie développe la fascination de l’auteur pour la capacité des enfants à développer une personnalité singulière. Cette manière de représenter, au sein de la fiction imprimée, l’enfant comme un individu complet - et non plus comme l’acteur générique d’une histoire plus grande que lui - est typique de cette époque et trouvera sa plus belle illustration (si je puis dire) en 1963 lors de la parution de Max et les Maximonstres.
Une autre veine du maître qui se trouve révélée ici est le goût pour la mise en scène et le théâtre. Nombreux seront les albums écrits et illustrés par Sendak qui révèleront (parmi d’autres) des artifices de narration empruntés au spectacle. Sans parler bien sûr de ses participations comme concepteur des décors et costumes pour des shows à Broadway.
Alors j’ai essayé d’éviter de vous faire le coup du «cet album contient en germe tous les albums etc.» mais pourtant c’est bien de cela dont il est question: ce livre est un petit bijou qui concentre déjà nombre des qualités que son auteur va développer pendant sa longue carrière!
 
  • Le Secret de Rosie
  • Maurice Sendak
  • MeMo
  • 15 €

Pompon Ours dans les bois, Benjamin Chaud, Hélium

Benjamin Chaud nous propose ici encore un de ses généreux albums où de belles grandes pages donnent tellement à voir aux enfants, sans rien sacrifier à une narration linéaire mais réussie. Avec Pompon, ourson tonique que sa famille ennuie, on traverse des bois peuplés d’habitants bien occupés pour arriver dans une grande maison qui, elle, est vide.
Donc après de grandes images truffées de détails cocasses de la vie sylvestre, Benjamin Chaud s’est fait plaisir en dessinant (dans de nouvelles doubles-pages virtuoses) des vues en coupe de ce manoir qui s’avérera peut-être moins accueillant qu’espéré. Et c’est là qu’il faut louer l’auteur pour ces deux points qui se complètent: tout d’abord une narration simple mais quasiment sans faille et ensuite une richesse des images qui vont accompagner ce récit, images pleines elles-même de micro-récits, de situations rendues par le dessin seul. Quel plaisir alors que cette balade, qui se situe avant tout à la surface de ces grandes feuilles imprimées.
Comme Pompon, les lectrices et lecteurs visiteront avec plaisir cette bâtisse, jusqu’à ce que le doute, puis la frousse, ne s’empare du jeune héros... mais ne dévoilons pas ici la fin de cette drôle d’aventure.
 
  • Pompon ours dans les bois
  • Benjamin Chaud
  • Hélium
  • 15, 90 €

Fuis Tigre!

Je ne voulais pas faire de classement au sein de ce palmarès mais j’avoue tout de même une petite préférence pour ce dernier livre, dont la richesse, la complexité aussi bien narrative que plastique, offrent d’emblée une place particulière sur l’étagère 2018 dont je parlais en introduction.
Car dès la première lecture il s’impose à nous comme une œuvre majeure : l’histoire de l’arrivée brutale et forcée d’un tigre dans la société des humains. Les incertitudes sont nombreuses et maintiennent le récit en tension : comment se fera le contact entre la bête et les hommes ? Ce personnage pourra-t-il se considérer en sécurité ? Quel sera le rôle de l’enfance dans tout ça ? Autant de questions primordiales rarement portées ou en tous cas pas avec autant de finesse. Car le texte est ouvert et ses lectures sont multiples: on peut bien sûr le rattacher à Il y a un alligator sous mon lit (Mercer Mayer) ou Lili et l’Ours (Raymond Briggs) mais ici les auteurs inversent en quelque sorte le propos puisque l’enfant va parvenir à faire en sorte que le tigre soit accueilli par les adultes.
Le dessin de Gaëtan Dorémus n’est pas pour rien dans cette réussite: capable de couler son dessin dans des projets très variés (extraordinaire Till l’espiègle en 2015) il associe ici les trouvailles visuelles expressionnistes à une manière presque alemagnesque (Beatrice!) pour capter notre attention et ce dès la - magnifique - couverture dont l’image accompagne admirablement bien un titre criant.
 
  • Fuis Tigre!
  • Gauthier David & Gaëtan Dorémus
  • Le Seuil
  • 14,50 €